Critique
"Mon analyse avec le professeur Freud", d'Anna
G. : la vie sexuelle d'Anna G.
LE MONDE DES
LIVRES | 25.02.10 | 11h16 • Mis à jour le 26.02.10 |
07h44
Elisabeth Roudinesco
l y a toujours eu dans l'histoire des médecines
de l'âme plusieurs manières d'exposer les cas cliniques. Tantôt c'est le thérapeute
qui reconstruit une fiction vraie afin d'éprouver la validité de ses thèses,
tout en conservant l'anonymat du patient ; tantôt c'est le patient qui rédige
son journal de cure : on a alors affaire à un témoignage écrit qui exprime
une tout autre vision du déroulement de l'expérience.
|
Depuis
des décennies, les historiens de la psychanalyse ont, de leur côté, révisé
et réécrit l'histoire des patients anonymes en dévoilant leur véritable
identité. Ils se sont aperçus que, bien souvent, cette histoire était très
différente de la fiction reconstruite par le thérapeute. Dans ce type de
recherche, l'historien donne la parole à un patient sans écriture après avoir
retrouvé sa trace dans des archives. S'agissant de Freud, les grands cas
originels ont été identifiés, commentés et réinterprétés par les
historiens. Et l'on sait désormais que les reconstructions du maître viennois
- Dora, l'Homme aux loups, le petit Hans, notamment - ne rendent pas forcément
compte de la destinée ultérieure des patients traités. Pour autant, elles ne
sont ni des falsifications ni des affabulations.
Conseils d'abstinence
C'est
à Anna Koellreuter que l'on doit la découverte d'un récit d'Anna Guggenbühl
(1896-1982), sa grand-mère, dans lequel se trouvent à la fois le commentaire
de celle-ci sur sa cure et un verbatim des interventions de Freud. A l'âge de
27 ans, le 1er
avril 1921, cette jeune psychiatre formée dans le sérail de la célèbre
clinique du Burghölzli, à Zurich, se rend à Vienne pour suivre une analyse
avec le fameux professeur, laquelle s'achèvera le 14 juillet. Fiancée depuis
des années avec Richard, un camarade d'études, et ayant eu de nombreuses
aventures amoureuses, Anna a des doutes sur son envie de l'épouser. Son désir
s'émousse, alors que le mariage est programmé, dans ses moindres détails, par
sa famille. Décidée à comprendre les raisons inconscientes de son hésitation,
elle quitte ses parents et son travail d'autant plus librement qu'elle souhaite
rencontrer celui qu'elle considère comme la plus grande oreille de son époque.
Elle
ne sera pas déçue ! En virtuose de l'interprétation foudroyante, Freud, après
l'avoir écoutée, lui explique qu'à l'"étage
supérieur" de sa vie se déploie son conflit avec son fiancée. Pour
en saisir la signification, ajoute-t-il, il faut explorer l'"étage intermédiaire", qui la renvoie à sa relation névrotique
avec son frère, puis l'"étage inférieur"
- totalement inconscient - qui concerne sa relation avec ses parents. En
d'autres termes, il lui explique qu'elle est amoureuse de son père, qu'elle
souhaite la mort de sa mère et que c'est son attachement à son frère,
substitut de son père, qui explique sa valse hésitation permanente : "Vos
amants sont des substituts de vos frères, c'est pourquoi ils ont tous le même
âge alors qu'ils sont moins mûrs."
Comme
toujours, Freud se passionne pour son concept du complexe d'Œdipe. Soucieux
aussi de l'avenir de sa patiente, il ne peut s'empêcher de lui donner des
conseils d'abstinence qu'elle ne suit guère. Au fil des associations libres - où
l'on découvre de fantastiques histoires de masturbation, de chats, de borgnes,
de gardeurs d'oies et d'airs d'opéra -, elle décide d'annuler son mariage, de
partir pour Paris et d'épouser Arnold, fameux sculpteur de Brienz (canton de
Berne), qui lui a fait savoir combien il l'aime. Ils fonderont une famille et
resteront unis une vie entière.
La
cure s'achève sans que soient explicités ni le pourquoi ni la raison de cette
décision. Cependant, on saisit qu'elle se produit au moment où Freud dit à
Anna qu'elle est sous l'emprise d'un défi lancé à ses parents. Et l'on peut
supposer que c'est la levée de ce désir refoulé d'emprise qui la conduit à
rompre ses fiançailles et à désobéir enfin à son père. Celui-ci la
poussait à ne pas quitter son fiancé et lui avait demandé un jour : "Comment se comporte-t-il au juste, ce professeur Freud ? Quand
rentres-tu et qu'as-tu décidé concernant R. ? Voilà ce que te demande ton
papa en t'adressant ses pensées affectueuses."
Les
meilleurs spécialistes du freudisme germanophone et anglophone ont été
convoqués pour commenter chaque mot de ce journal magnifiquement traduit en
français par Jean-Claude Capèle : Ernst Falzeder, Karl Fallend, Thomas
Aichhorn, John Forrester, Pierre Passett, Juliet Mitchell, André Haynal, Ulrike
May, August Ruhs. Chacun livre une interprétation personnelle du cas, ajoutant
au corpus initial une vaste narration post-freudienne, kleinienne, lacanienne ou
simplement historiographique. Cette passionnante anthologie contribue à
enrichir les annales de l'histoire de la psychanalyse.
On
regrettera toutefois que l'éditeur français ait trouvé bon de substituer un
titre banal (Mon analyse avec...) à
celui de l'édition allemande, qui reprenait le fragment de la lettre adressée
à Anna par son père (Comment se
comporte-t-il au juste, ce professeur Freud ?). Notons aussi que le
patronyme de l'auteure a été supprimé et que plusieurs contributions ont été
enlevées sans être résumées dans la présentation. Par ailleurs, la
bibliographie est défaillante : certains titres devraient être mentionnés en
français et d'autres en anglais. Enfin, il manque des notices biographiques
concernant les contributeurs, peu connus du public français. Dommage, car le
document est bel et bien fascinant.
MON ANALYSE AVEC LE PROFESSEUR FREUD (WIE BENIMMT SICH DER
PROF. FREUD EIGENTLICH ?) d'Anna G. Edité sous la direction d'Anna
Koellreuter, traduit de l'allemand par Jean-Claude Capèle. Aubier, "Psychanalyse",
352 p., 23 €.
Elisabeth
Roudinesco
Extraits
Sigmund
Freud : "La dernière fois, nous avons vu que vous vous ennuyez, que vous
souhaiteriez aimer quelqu'un. Il y a deux voies possibles dans l'analyse :
certaines personnes doivent tout faire ; les autres, ceux chez qui il y a assez
de matériel psychique, affrontent tout dans le psychisme. Si c'est possible,
laissez tomber les aventures. Souffrez, supportez la privation, de sorte que
tout apparaisse d'autant plus clairement pendant la séance." (p.
50)
Freud
: "Il y a tout d'abord la disponibilité intellectuelle, on accepte les
preuves de l'inconscient et c'est après seulement qu'on l'admet aussi sur le
plan émotionnel, et enfin, en conclusion, viennent s'ajouter encore des
souvenirs directs. L'amour pour votre frère - un amour bien conscient, lui -
n'est pas la strate la plus profonde, et c'est pourquoi la conscience de son
existence ne sert à rien, vous ne pouvez pas vous en libérer, car il est
conditionné à un niveau plus profond." (p. 53)
Freud
: "La crainte que vous deviez par la suite contracter un autre mariage,
encore plus bête, parce que vous n'en pouvez plus est totalement absurde, car
c'est précisément le but de la cure que de vous apprendre à maîtriser cette
pulsion et donc que vous puissiez vous marier librement et non par peur de la
pulsion." (p. 60)
("Mon analyse avec le professeur Freud".)
Article paru
dans l'édition du 26.02.10